« Paix à toi, Alphée. »
Le vieillard, qui allait se coucher avec mille plaintes et reproches adressés à Marie sous prétexte qu’elle ne sait pas s’y prendre (alors qu’il venait de dire qu’elle seule savait comment faire), se retourne brusquement.
« Toi ici ? Tu viens te moquer de moi ? Même ça ?
– Non. Je viens t’apporter la paix. Pourquoi es-tu aussi inquiet ? Tu te fais du mal. Maman, laisse. C’est moi qui vais le soulever. Je ne te ferai pas mal et tu n’auras pas d’effort à faire. Maman, soulève les couvertures. »
Jésus prend délicatement ce petit tas d’os râlant, flasque, méchant, pleurant, misérable et l’allonge avec beaucoup de précautions, comme s’il s’agissait d’un nouveau-né, sur le lit.
« Voilà, comme ça. Comme je le faisais pour mon père. Plus haut, ce coussin. Il te tiendra soulevé et tu respireras mieux. Maman, mets-lui sous les reins ce petit coussin. Il sera plus moelleux. Arrangeons la lumière, maintenant, pour qu’elle ne lui blesse pas les yeux, mais laisse passer l’air pur. Voilà qui est fait. Maintenant… j’ai vu une décoction sur le feu. Apporte-la, Maman. Et bien sucrée. Tu transpires et tu es en train de prendre froid. Cela va te faire du bien. »
Obéissante, Marie sort.
« Mais moi… mais moi… Pourquoi es-tu bon avec moi ?
– Parce que je t’aime, tu le sais.
– Moi, je t’en voulais… mais maintenant…
– Maintenant te ne m’en veux plus. Je le sais. Mais moi je t’aime bien, et cela me suffit. Plus tard, tu m’aimeras.
– Et alors… aïe, quelles souffrances ! Et alors, s’il est vrai que tu m’aimes, pourquoi faire offense à mes cheveux blancs ?
– Je ne t’offense pas, Alphée, en aucune façon. Je t’honore.
– Tu m’honores ? Je suis la fable de Nazareth, voilà.
– Pourquoi parler ainsi, Alphée ? En quoi est-ce que je fais de toi la fable de Nazareth ?
– A propos de mes enfants. Pourquoi sont-ils rebelles ? Pour toi. Pourquoi se moque-t-on ? A cause de toi.
– Dis-moi : si, à Nazareth, on faisait ton éloge en raison du sort de tes fils, est-ce que tu éprouverais la même douleur ?
– Dans ce cas, non ! Mais Nazareth ne fait pas mon éloge. Elle le ferait si tu étais réellement un conquérant. Mais m’abandonner pour un homme qui n’est pas loin d’être un fou et qui va de par le monde en s’attirant haines et railleries, pauvre parmi les pauvres ! Ah ! Qui ne rirait ! Ma pauvre maison ! Pauvre maison de David, comment tu finis ! Et je devrais vivre assez longtemps pour voir ce malheur ? Te voir, toi le dernier rejeton de cette race glorieuse, sombrer dans la folie par trop de servilité ? Ah ! Malheur sur nous à partir du jour où mon faible frère s’est laissé unir à cette femme insipide et pourtant autoritaire, qui a eu tout pouvoir sur lui. Je l’avais bien dit, alors : “ Joseph n’est pas fait pour le mariage. Il sera malheureux. ” Et il l’a été. Lui, il savait comme elle était, et en fait de mariage il n’avait jamais rien voulu savoir. Malédiction à la loi des orphelines héritières ! Malédiction au destin. Malédiction sur ce mariage. »
La “ Vierge héritière ” est revenue avec la décoction, à temps pour entendre les jérémiades de son beau-frère. Elle est encore plus pâle, mais sa grâce patiente n’en est pas troublée. Elle s’approche d’Alphée et, avec un doux sourire, l’aide à boire.
« Tu es injuste, Alphée. Mais tu as si mal qu’on te pardonne tout, dit Jésus qui lui soulève la tête.
– Ah oui, j’ai bien mal ! Tu prétends être le Messie ! Tu fais des miracles. C’est ce qu’on dit. Au moins, pour me payer des fils que tu m’as pris, guéris-moi. Guéris-moi… et je te pardonnerai.
– C’est à toi de pardonner à tes fils. Comprends leur âme, et je te soulagerai. Si tu as de la rancune, je ne peux rien faire.
– Pardonner ? »
Le vieillard fait un saut qui, naturellement, exaspère ses souffrances, et cela le rend de nouveau furieux.
« Pardonner ? Jamais ! Va-t’en ! Va-t’en, si c’est cela que tu dois me dire ! Va-t’en ! Je veux mourir sans qu’on me trouble davantage. »
Jésus fait un geste de résignation.
« Adieu, Alphée. Je m’en vais… Dois-je vraiment partir ? Mon oncle… dois-je vraiment partir ?
– Si tu ne me satisfais pas, oui, va-t’en. Et dis à ces deux serpents que leur vieux père meurt avec de la rancune contre eux.
– Non, pas cela. Ne perds pas ton âme. Ne m’aime pas si tu veux, ne crois pas que je suis le Messie, mais ne hais pas. Ne hais pas, Alphée. Ridiculise-moi, dis que je suis fou, mais ne hais pas.
– Mais pourquoi m’aimes-tu, si je t’insulte ?
– Parce que je suis Celui que tu ne veux pas reconnaître : je suis l’Amour. Maman, je vais à la maison.
– Oui, mon Fils, je vais venir dans quelque temps.
– Je te laisse ma paix, Alphée. Si tu me veux, envoie-moi chercher, à n’importe quelle heure, et je viendrai. »
Jésus sort, calme comme si rien ne s’était passé. Il est seulement plus pâle.
« Oh ! Jésus, Jésus, pardonne-lui, gémit Marie, femme d’Alphée.
– Mais oui, Marie. Il n’est même pas nécessaire de le faire. On pardonnne tout à une personne qui souffre. Il est déjà plus calme, maintenant. La Grâce travaille à l’insu des cœurs. Et puis il y a tes larmes, et certainement la souffrance de Jude et de Jacques, ainsi que leur fidélité à leur vocation. Que la paix vienne dans ton cœur angoissé, ma tante. »
Il l’embrasse et sort dans le jardin pour aller à la maison.