190.1
C’est le début du crépuscule et le ciel rougit lorsque Jésus arrive en vue des champs de Yokhanan.
« Hâtons le pas, mes amis, avant que le soleil ne se couche. Toi, Pierre, va avec ton frère prévenir nos amis, ceux de Doras.
– J’y vais, oui, et aussi pour vérifier que le fils est bien parti. »
Pierre prononce ce mot “ fils ” sur un ton qui vaut un long discours. Et il s’en va…
Entre-temps, Jésus avance plus lentement, et il regarde autour de lui pour voir s’il découvre quelque paysan de Yokhanan. Mais il n’y a que les champs fertiles, avec des épis déjà bien formés.
Finalement, un visage en sueur apparaît au milieu des plants de vigne, suivi d’un cri :
« O Seigneur béni ! », et le paysan sort de la vigne en courant pour venir se prosterner devant Jésus.
« Que la paix soit avec toi, Isaïe !
– Oh ! Tu te rappelles même mon nom ?
– Je l’ai inscrit dans mon cœur. Lève-toi. Où se trouvent tes compagnons ?
– Là, dans la pommeraie, mais je vais les avertir. Tu es notre hôte, n’est-ce pas ? Le maître n’est pas là, nous pouvons te faire fête. Et puis… un peu par peur, un peu sous l’effet de la joie, il est meilleur. Pense donc : il nous a donné l’agneau, cette année, et il nous a permis d’aller au Temple ! Il ne nous a donné que six jours… mais nous courrons pour faire la route… Nous aussi à Jérusalem… Pense donc ! Et tout cela grâce à toi ! »
L’homme est au septième ciel, tout à la joie d’avoir été traité en homme et en juif.
« Moi, je n’ai rien fait, que je sache, dit Jésus en souriant.
– Oh, si ! Tu as agi. Doras, et puis les champs de Doras et ceux-ci, au contraire, tellement beaux cette année… Yokhanan a appris ta venue et ce n’est pas un sot. Il a peur et… et il a peur.
– De quoi ?
– Peur qu’il lui arrive la même chose qu’à Doras, à sa vie et à ses biens. Tu as vu les champs de Doras ?
– Je viens de Naïm…
– Alors, tu ne les as pas vus. C’est une ruine complète. (L’homme dit cela à voix basse, mais en articulant bien, comme on confie en secret, une chose redoutable.) Une ruine complète ! Pas de foin, pas de blé, pas de fruits. Les vignes desséchées, les pommiers desséchés… Mort… tout est mort… comme à Sodome et Gomorrhe… Viens, viens que je te les montre.
– C’est inutile. Je vais chez ces paysans…
– Mais ils n’y sont plus ! Tu l’ignores ? Doras, fils de Doras, les a tous dispersés ou renvoyés. Et ceux qu’il a dispersés dans d’autres propriétés sont obligés de ne pas parler de toi sous peine d’être fustigés… Ne pas parler de toi ! Ce sera difficile ! Yokhanan lui aussi nous l’a dit.
– Qu’est-ce qu’il a dit ?
– Il a dit : “ Moi, je ne suis pas aussi bête que Doras, et je ne vous dis pas : ‘Je ne veux pas que vous parliez du Nazaréen.’ Ce serait inutile parce que vous le feriez tout de même et je ne veux pas vous perdre en vous faisant périr sous le fouet comme des bêtes récalcitrantes. Je vous recommande au contraire : ‘ Soyez bons comme certainement le Nazaréen vous l’enseigne et dites-lui que je vous traite bien. ’ Je ne veux pas qu’il me maudisse, moi aussi. ” Il voit bien l’état de ces champs-ci depuis que tu les as bénis et de ceux-là depuis que tu les as maudits.