216.1
C’est une plaine inondée d’un soleil, qui brûle les grains mûrs et en fait émaner une odeur qui rappelle déjà le pain : l’odeur du soleil, des lessives, des moissons, l’odeur de l’été.
Car chaque saison, je pourrais dire chaque mois, et même chaque heure de la journée, a son odeur, comme toute localité a la sienne pour ceux qui possèdent un odorat très fin et un esprit d’observation aiguisé. L’odeur d’un jour d’hiver, sous un vent cinglant, est bien différente de celle, pâteuse, d’un jour d’hiver brumeux, ou de la fraîcheur que répand la neige. Et celles-ci ont peu de chose à voir avec l’odeur du printemps qui arrive et qui s’annonce ainsi, avec un parfum qui n’en est pas un, mais diffère bien de l’odeur de l’hiver. Un matin on se lève, et on respire un air différent : c’est le premier souffle du printemps. Le temps passant, se succèdent la senteur des vergers en fleurs, puis celle des jardins, des moissons, jusqu’à celle de la chaleur des vendanges et, entre temps, comme un intermède, l’odeur de la terre après un orage…
Et les heures ? il serait stupide de dire que l’odeur de l’aurore ressemble à celle de midi et cette dernière à celle du soir ou de la nuit. La première est fraîche et virginale, la seconde riante et joyeuse, la troisième lassitude et aussi saturation de tout ce qui, dans la journée, a répandu ses exhalaisons ; la dernière, celle de la nuit, est paisible, recueillie, comme si la terre était un immense berceau qui accueille le repos de ses petits.
Et les lieux ? Ah ! L’odeur des rivages, si différente de l’aube au soir, de midi à la nuit, des tempêtes au temps calme, des régions rocheuses à celles aux plages plates ! Et l’arôme des algues que laisse la marée, quand il semble que la mer ait ouvert ses entrailles pour nous faire respirer la senteur âcre du fond. Elle diffère bien de celle des plaines à l’intérieur des terres, de celle des collines ou encore des hautes montagnes.
Le Créateur est tellement infini qu’il a pu donner un cachet spécial, de lumière, de couleur, de parfum, de son, de forme, de saveur à chacune des choses infinies qu’il a créées. Beauté infinie de l’univers — que je ne vois plus qu’ainsi, à travers les visions et le souvenir de ce que j’ai vu en aimant Dieu et en le priant à travers ses œuvres et pour la joie que leur vision me procurait —, comme tu es vaste, puissante, inépuisable et exempte d’ennui ! Pas d’ennui chez toi et tu n’en provoques pas. Bien au contraire, l’homme se renouvelle en te contemplant, univers de mon Seigneur. Il devient meilleur, plus pur, il s’élève, il oublie… Ah ! Pouvoir te contempler sans cesse, oublier les hommes et ce qui est bas en eux, et les aimer dans leur âme et pour elle, pour les conduire à Dieu !
Et voilà qu’en suivant Jésus, qui marche avec les apôtres à travers cette plaine couverte de moissons, je m’écarte de nouveau de mon sujet en me laissant prendre par la joie de parler de mon Dieu et de ses œuvres splendides. C’est encore de l’amour, car la créature loue dans la création ce qui lui plaît et l’attire, ou bien elle loue, tout simplement, la créature qu’elle aime. Or il en va de même entre la créature et le Créateur. Celle qui l’aime le loue, et plus elle l’aime plus elle le loue, pour lui-même et pour ses œuvres. Mais maintenant, j’impose silence à mon cœur, et je vais suivre Jésus en tant que fidèle chroniqueur et non plus comme adoratrice.