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… Et le monde est aussi tellement proche avec ses flots de haine, de trahison, de douleur, de besoin, de curiosité. Et les flots viennent, comme ceux de la mer dans un port, mourir ici dans la cour de l’hôtellerie de Bozra que le respect de l’hôtelier, dont le cœur est meilleur que ne le laisse supposer sa figure, a nettoyé des excréments et des ordures. Il y a beaucoup de monde, de l’endroit ou d’ailleurs, mais pourtant de la région, et des gens dont les conversations me font comprendre qu’ils viennent de loin, des rives du lac ou d’au-delà du lac : des noms de villes, des témoignages de souffrances s’expriment dans les conversations qui s’entremêlent pendant que l’on attend Jésus. Gadara, Hippos, Guerguesa, Gamla, Afeca, et Naïm, En-Dor, Jezréël, Magdala et Chorazeïn passent de bouche en bouche et, avec eux, l’explication des motifs pour lesquels ils sont venus de si loin jusque là.
« Quand j’ai appris qu’il était venu à travers les pays d’au-delà du Jourdain, je me suis découragé. Mais alors que j’allais retourner à Jezréël, des disciples sont venus et nous ont dit, à nous qui attendions à Capharnaüm : “ A cette heure-ci il est certainement au-delà de Gérasa. Ne perdez pas de temps pour aller à Bozra ou à Arbel ”, et je suis venu avec eux…
– De mon côté, en venant de Gadara, j’ai vu passer des pharisiens. Ils demandaient si c’était Jésus de Nazareth qui était dans la région. Ma femme est malade. Je me suis uni à eux. Puis, hier à Arbel, j’ai appris qu’il venait d’abord à Bozra et je suis venu ici.
– Moi, je viens de Gamla à cause de cet enfant. Il a été frappé par une vache en furie. Il est resté dans cet état… »
Il montre son enfant tout recroquevillé, incapable même de remuer librement les bras.
« Moi, je n’ai pas pu amener le mien. Je viens de Mageddo. Qu’en dites-vous ? Me le guérira-t-il même depuis ici ? demande en gémissant une femme au visage rougi par les pleurs.
– Mais il faut le malade !
– Non. Il suffit d’avoir foi.
– Non. S’il n’impose pas les mains, pas de guérison. C’est ce que font aussi ses disciples.
– Tu as fait tant de chemin pour rien, femme ! »
La femme se met à pleurer :
« Ah ! Malheureuse que je suis ! Et je l’ai laissé presque moribond, en espérant… Il ne le guérira pas et moi, je ne le consolerai pas au moment de la mort… »
Une autre femme la console :
« Ne crois pas cela, femme. Moi, je viens le remercier car il m’a fait un grand miracle sans quitter la montagne sur laquelle il parlait.
– Quel mal avait ton enfant ?
– Ce n’était pas mon enfant, c’était mon mari qui était devenu fou… »
Et les deux femmes continuent à parler à voix basse.
« C’est vrai. La mère d’Arbel elle aussi a eu son fils racheté sans que le Maître l’ait vu » dit quelqu’un d’Arbel.
Et il continue de parler avec ses voisins…
« Place, par pitié ! Place ! » crient des hommes qui portent une litière toute couverte.
La foule s’ouvre et la litière passe avec sa charge de souffrance. Ils vont se mettre au fond, presque derrière une meule de paille. Est-ce un homme ou une femme sur la litière ? Qui peut le dire ?