Jésus – un Jésus très maigre et pâle, très triste, je dirais même souffrant – se tient sur le sommet – juste sur le sommet – le plus haut d’une petite montagne sur laquelle il y a aussi un village. Mais Jésus n’est pas dans le village qui se trouve au sommet, tourné du côté de la pente sud-est. Jésus se tient au contraire sur un petit éperon, le plus élevé, tourné vers le nord-ouest, en réalité plus ouest que nord[1].
Jésus, en regardant comme il le fait de plusieurs côtés, voit donc une chaîne ondulée de montagnes dont les extrémités nord-ouest et sud-ouest plongent leurs derniers contrefort dans la mer, au sud-ouest avec le mont Carmel, qui s’estompe au loin, dans la journée sereine, et au nord-ouest avec un cap tranchant comme un éperon de navire qui ressemble beaucoup aux Apuanes italiennes avec ses veines rocheuses qui blanchissent au soleil. De cette chaîne ondulée de montagnes descendent des torrents et des ruisseaux – tous en crue à cette saison – qui, à travers la plaine côtière, courent se jeter dans la mer. Près de la large baie de Sycaminon, le plus abondant d’entre eux, le Kishon, débouche dans la mer après avoir fait une sorte de miroir d’eau au confluent d’un autre ruisselet, près de son embouchure. Le soleil, au midi d’une journée sereine, produit des scintillements de topaze ou de saphir sur la surface de leurs eaux, tandis que la mer n’est qu’un immense saphir veiné de légers colliers de perles.
Le printemps du sud se manifeste déjà par les feuilles nouvelles qui sortent des bourgeons éclos, tendres, brillantes, je dirais même virginales tant elles sont fraîches, ignorantes de la poussière et des tempêtes, de la morsure des insectes et des contacts humains. Les branches des amandiers sont déjà des flocons d’écume blanche rosée, si soyeux, si aériens, qu’ils donnent l’impression qu’ils vont se détacher des rameaux sur lesquels ils sont nés pour voyager dans l’air serein comme de petits nuages. Et même les champs de la plaine, étroite mais fertile, qui s’étend du cap du nord-ouest à celui du sud-ouest, présente l’aspect légèrement verdoyant de blés en herbe, ce qui enlève toute tristesse aux champs dénudés encore il y a peu.
Jésus regarde. De l’endroit où il est, il voit trois chemins : celui qui vient du village et qui aboutit là, un sentier pour les piétons seulement, et deux autres qui descendent du village en bifurquant dans deux directions opposées : vers le nord-ouest et vers le sud-ouest.
Combien Jésus a dû souffrir ! Il est marqué par la pénitence beaucoup plus que lorsqu’il a jeûné au désert. C’était alors un homme qui avait pâli, mais encore jeune et fort ; maintenant, c’est un homme épuisé par un ensemble de souffrances qui accablent à la fois les forces physiques et les forces morales. Son regard est très triste, d’une tristesse tout à la fois douce et sévère. Ses joues amaigries font ressortir encore davantage la spiritualité de son profil, de son front haut, de son nez long et droit, de ses lèvres absolument exemptes de sensualité. Un visage angélique tant il exclut la matérialité. Il a la barbe plus longue qu’à l’ordinaire. Elle a poussé jusque sur les joues, jusqu’à se confondre avec les cheveux qui tombent sur les oreilles, de sorte que dans son visage il n’y a de visible que le front, les yeux, le nez et les pommettes fines et d’une couleur d’ivoire sans la moindre trace de rose. Ses cheveux sont peignés d’une manière rudimentaire, ils sont ternes et gardent, en souvenir de la caverne où il est resté, des débris de feuilles sèches et de brindilles accrochées dans ses longues mèches. Sa tunique et son manteau, chiffonnés et salis, indiquent, eux aussi, l’endroit sauvage où ils ont été portés et où ils ont servi sans arrêt.