Jésus a quitté Béthanie avec ceux qui étaient avec lui, c’est-à-dire Simon le Zélote et Marziam. Mais Anastasica s’est jointe à eux et, toute voilée, elle marche à côté de Marziam, tandis que Jésus est un peu en arrière avec Simon. Les deux groupes cheminent tout en parlant, chacun pour son compte, de ce qui lui tient le plus à cœur.
Poursuivant une conversation déjà commencée, Anastasica dit à Marziam :
« J’ai hâte de la rencontrer. » (Peut-être parle-t-elle d’Elise de Beth-Çur). « Crois bien que je n’étais pas aussi émue quand je me suis mariée, ou quand on m’a déclarée lépreuse. Comment vais-je la saluer ? »
Et Marziam, avec un sourire doux et sérieux :
« Oh ! par son vrai nom : Mère !
– Mais je ne la connais pas ! N’est-ce pas trop de familiarité ? Qui suis-je, enfin, pour elle ?
– Ce que j’étais l’an dernier. Et même, toi, tu vaux bien mieux que moi ! Moi, j’étais un pauvre orphelin sale, apeuré, grossier. Et pourtant elle m’a appelé “ mon fils ” dès le premier instant, et elle s’est toujours montrée pour moi une vraie mère. L’an dernier, c’était moi qui tremblais de peur en attendant de la rencontrer. Mais ensuite, rien qu’à la voir, je n’ai plus éprouvé aucune crainte. Elle est disparue, toute cette épouvante qui m’était restée dans le sang depuis que j’avais vu de mes yeux d’enfant, d’abord la fureur de la nature qui avait tout détruit de ma maison et de ma famille, puis… puis, de mes yeux d’enfant j’avais pu, j’avais dû voir comment l’homme est un fauve plus cruel qu’un chacal ou un vampire… Toujours trembler… toujours pleurer… sentir ici un nœud qui vous serre fort, un nœud douloureux de peur, de peine, de haine, de tout… En quelques mois, j’ai connu tout le mal, la souffrance et la férocité qui existent dans le monde… Et je ne pouvais croire qu’il y avait encore de la bonté, encore de l’amour, encore de la protection…
– Comment donc ! Quand le Maître t’a-t-il pris ? Et quand as-tu fait partie de ses disciples, si bons ?
– J’ai encore tremblé, ma sœur… et j’ai encore haï. Oh, il a fallu du temps pour me persuader de ne pas avoir peur… Et il m’en a fallu encore davantage pour arriver à ne pas détester ceux qui ont fait souffrir mon âme en lui montrant ce que peut être un homme : un démon sous une apparence de fauve. On ne souffre pas sans en subir longtemps les conséquences, surtout quand on est enfant… Il en demeure une trace, car notre cœur est encore tendre et tiède des baisers de notre mère, affamé de baisers plus encore que de pain. Et, au lieu de cela, il se voit asséner des coups…
– Pauvre enfant !
– Oui, pauvre, tellement pauvre ! Je n’avais plus ni espoir en Dieu ni respect de l’homme… J’avais peur de l’homme. Même près de Jésus, même dans les bras de Pierre, j’avais peur… Je me disais : “ Est-ce possible ? Cela ne durera pas. Eux aussi se lasseront d’être bons… ” Et je soupirais après Marie. Une mère est toujours une mère, n’est-ce pas ? Et en effet, quand je l’ai vue, quand je me suis trouvé dans ses bras, je n’ai plus eu peur. J’ai compris que tout le passé était vraiment fini et que j’étais passé de l’enfer au paradis… Ma dernière souffrance fut de voir qu’on me laissait de côté… Je soupçonnais toujours du mal. J’ai beaucoup pleuré. Oh ! alors… Avec quel amour elle m’a pris ! Non, je n’ai plus pleuré ma mère à partir de ce moment-là, je n’ai plus tremblé…. Marie est la douceur et la paix des malheureux…
– Moi aussi, j’ai besoin de douceur et de paix… soupire la jeune femme.
– Tu en trouveras bientôt. Tu vois ces arbres là-bas ? Elle est cachée là, dans la maison de Gethsémani.
– Et y aura-t-il aussi Elise ? Mais que vais-je leur dire ? Que me diront-elles ?
– Je ne sais pas si Elise sera là. Elle était malade.
– Oh ! elle ne va pas mourir ? Qui, dans ce cas, me prendrait pour fille ?
– Ne crains rien. Il a dit : “ Tu auras une mère et une maison. ” Et il en sera ainsi. Avançons un peu plus vite. Moi, je ne sais pas ralentir quand je suis proche de Marie. »
Ils hâtent le pas, et je n’entends plus leur conversation.