Jésus entre dans la maison de son hôte, peu éloignée du Temple mais dans la direction du quartier qui s’étend au pied de Tophet.
C’est une demeure pleine de dignité, quelque peu austère, celle d’un pratiquant exagérément strict. Je crois que les clous eux-mêmes sont placés conformément au nombre et à la position prescrits par certains des six cent treize préceptes. Il n’y a pas un dessin dans les étoffes, pas un ornement sur les murs, pas un bibelot… rien de ces petites choses qui, même chez Joseph, Nicodème et chez les pharisiens de Capharnaüm, servent à embellir la maison. Celle-ci laisse transparaître de toutes parts l’esprit de son propriétaire. Elle est glaciale, tant elle est dépouillée de tout ornement, et les meubles sombres et lourds, équarris comme autant de sarcophages, lui donnent l’air encore plus austère. C’est une maison dont on se sent repoussé, qui n’accueille pas mais enserre hostilement celui qui y pénètre.
Elchias le fait remarquer et s’en vante.
« Tu vois, Maître, comme j’observe la Loi ? Tout le montre. Regarde : des rideaux sans dessins, des meubles sans ornements, aucun vase sculpté ni lampadaire en forme de fleur. Il y a tout ce qu’il faut, mais dans le respect du précepte[1] : “ Tu ne te feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux, là-haut, ou sur la terre, ici-bas, ou dans les eaux, au-dessous de la terre. ” Ainsi en est-il de ma demeure, de mes vêtements et de ceux de ma maison. Par exemple, je n’approuve pas que ton disciple (Judas) porte un vêtement et un manteau si travaillés. Tu me diras : “ Beaucoup le font. ” Tu diras : “ Ce n’est qu’une grecque. ” Bon ! Mais avec ces angles, ces formes, cela rappelle trop les signes de l’Egypte. Horreur ! Chiffres démoniaques ! Signes de nécromancie ! Sigles de Belzébuth ! Cela ne te fait pas honneur, Judas, fils de Simon, de les porter, ni à toi, Maître, de le lui permettre. »
Judas riposte par un petit rire sarcastique. Jésus répond humblement :
« Plus qu’aux signes des vêtements, je veille à ce qu’il n’y ait pas de signes d’horreur dans les cœurs. Mais je vais prier mon disciple — je le fais même dès maintenant — de porter des habits moins ornés pour ne scandaliser personne. »
Judas a un bon mouvement :
« En réalité, mon Maître m’a dit plusieurs fois qu’il aurait préféré plus de simplicité dans mes vêtements. Mais moi… j’ai fait ce que je voulais parce qu’il me plaît d’être habillé de cette façon.
– C’est mal, très mal. Qu’un galiléen fasse la leçon à un Judéen, c’est très mal pour toi qui appartenais au Temple… »
Elchias se montre des plus scandalisés et ses amis font chorus.
Judas est déjà las d’être bon. Et il rétorque :
« Dans ce cas, il y aurait bien de choses luxueuses à enlever de chez vous aussi, membres du Sanhédrin ! S’il vous fallait retirer tous les dessins mis pour couvrir l’aspect de vos âmes, vous feriez bien triste figure.
– Comment oses-tu parler ainsi ?
– Comme quelqu’un qui vous connaît.
– Maître ! Mais tu l’entends ?
– J’entends, et je dis qu’il faut de l’humilité de part et d’autre, et des deux côtés la vérité, et une compassion réciproque. Dieu seul est parfait.
– Bien dit, Rabbi ! » dit l’un des amis… d’une voix timide, solitaire, qui s’élève du groupe des pharisiens et des docteurs de la Loi.
« Mal dit, au contraire » réplique Elchias. « Les malédictions[2] du Deutéronome sont claires. Il dit : “ Maudit soit l’homme qui fait des images sculptées ou fondues, abominations, œuvres de mains d’artisan et…”
– Mais il s’agit ici de vêtements, pas de sculptures, répond Judas.
– Silence, Judas : ton Maître parle. Elchias, sois juste et discerne. Maudit soit celui qui fait des idoles, mais pas celui qui fait des dessins en copiant ce que le Créateur a mis de beau dans la création. Nous cueillons aussi des fleurs pour décorer…
– Moi, je n’en cueille pas et je ne veux pas en voir les pièces ornées. Malheur aux femmes de ma maison si elles commettent ce péché, même dans leurs salles. Dieu seul doit être admiré.
– C’est une juste pensée. Dieu seul. Mais on peut admirer Dieu même dans une fleur, en reconnaissant que c’est lui l’Artisan de la fleur.
– Non ! non ! Paganisme ! Paganisme !
– Judith s’est parée[3], tout comme Esther, dans un but saint…
– Des femmes ! La femme est toujours un être méprisable.