Sur le plateau de l’Oliveraie où de nombreux Galiléens se rassemblent à l’occasion de la solennité, Jésus sort de bonne heure de la tente d’un pèlerin. Le camp dort encore, sous la clarté de la lune qui se couche lentement, enveloppant d’une blancheur argentée les tentes, les arbres, les pentes et la ville qui sommeille tout en bas…
Jésus glisse avec assurance et sans bruit entre les tentes et, une fois sorti du camp, il descend rapidement par des sentiers à pic vers Gethsémani, le traverse, passe le petit pont sur le Cédron — un ruban d’argent qui arpège à la lune — et arrive à la porte, gardée par des légionnaires. Cette garde de nuit devant les portes closes est peut-être une mesure de précaution du Proconsul. Au nombre de quatre, les soldats discutent, assis sur de grosses pierres qui leur servent de sièges contre le rempart. Ils se chauffent à un feu de brindilles qui jette une lueur rougeâtre sur leurs cuirasses rutilantes et leurs casques sévères, d’où émergent des visages aux physionomies italiques bien différentes de ceux des Hébreux.
« Qui va là ? » lance le premier qui voit apparaître la haute silhouette de Jésus de derrière le coin d’une masure voisine de la porte.
Il saisit la hampe de la lance pointue qu’il tenait appuyée au mur voisin et, imité par les autres, il se met en position réglementaire. Sans donner à Jésus le temps de répondre, il poursuit :
« On n’entre pas ! Ne sais-tu pas que la seconde veille touche déjà à sa fin ?
– Je suis Jésus de Nazareth. Ma Mère est dans la ville. Je vais la voir.
– Oh ! l’Homme qui a ressuscité le mort de Béthanie ! Par Jupiter ! Je vais enfin le connaître ! »
A ces mots, il s’approche de lui pour l’observer avec curiosité, tournant tout autour de lui comme pour s’assurer que ce n’est pas quelqu’un d’irréel, d’étrange, mais vraiment un homme comme tout le monde. Et il s’exclame :
« Oh ! dieux ! Il est beau comme Apollon, mais tout à fait comme nous ! Et il n’a ni bâton, ni barrette, ni aucun insigne de son pouvoir ! »
Il est perplexe. Jésus le regarde patiemment en lui souriant avec douceur.
Moins curieux — mais peut-être ont-ils déjà vu Jésus d’autres fois —, ses compagnons disent :
« Dommage qu’il n’ait pas été présent au milieu de la première veille, quand on a porté au tombeau la jolie jeune fille morte ce matin. Nous l’aurions vue ressusciter… »
Jésus répète doucement :
« Puis-je aller trouver ma Mère ? »
Les quatre soldats se secouent. Le plus âgé parle :
« En fait, l’ordre serait de ne laisser passer personne, mais tu passerais quand même. Celui qui force les portes de l’Hadès peut bien forcer les portes d’une ville close. Du reste, tu n’es pas homme à susciter des soulèvements. L’interdiction ne vaut pas pour toi. Fais en sorte de n’être pas vu par les rondes à l’intérieur. Ouvre, Marcus Gratus. Et toi, passe sans bruit. Nous sommes soldats, et nous devons obéir…
– Ne craignez rien. Votre bonté ne se changera pas pour vous en punition. »
Un légionnaire ouvre avec précaution un portillon découpé dans le portail colossal et dit :
« Passe vite. La veille se termine d’ici peu, et nous sommes remplacés par d’autres soldats, qui vont arriver.
– Paix à vous.
– Nous sommes des hommes de guerre…
– Même dans la guerre, la paix que je donne demeure, car c’est la paix de l’âme. »
Et Jésus s’engouffre dans l’obscurité du porche ouvert dans l’épaisseur des murs. Il passe en silence devant le corps de garde, qui laisse passer par l’ouverture la lumière tremblante d’une lampe à huile, une lanterne ordinaire, suspendue à un crochet du plafond bas, qui permet de distinguer des corps de soldats endormis sur des nattes étendues à même le sol, enveloppés dans leurs manteaux, les armes à leur côté.