464.1
Sur l’autre rive, au sortir du pont, un char couvert attend.
« Monte, Maître. Le trajet ne te fatiguera pas, d’une part en raison de la brièveté du parcours, d’autre part parce que j’ai ordonné de toujours garder ici des paires de bœufs prêts pour ne pas porter ombrage aux hôtes les plus respectueux de la Loi… Il faut les plaindre…
– Mais où sont-ils ?
– Ils nous ont précédés sur d’autres chars. Tobit !
– Maître ? dit le conducteur, qui est en train d’atteler les bœufs au joug.
– Où sont mes autres invités ?
– Très en avant ! Ils sont sur le point d’arriver à la maison.
– Tu l’entends, Maître ?
– Mais si je n’étais pas venu ?
– Oh ! Nous étions certains que tu viendrais. Pourquoi n’aurais-tu pas dû venir ?
– Pourquoi ? Kouza, je suis venu pour te montrer que je ne suis pas un lâche. Il n’y a de lâches que les mauvais, ceux qui ont des fautes qui leur font craindre la justice… la justice des hommes, malheureusement, alors qu’ils devraient craindre d’abord — et uniquement — celle de Dieu. Mais moi, je n’ai pas de faute et je n’ai pas peur des hommes.
– Mais Seigneur ! Ceux qui sont avec moi ont tous de la vénération pour toi ! Comme moi. Et nous ne devons absolument pas te faire peur ! Nous voulons te faire honneur, non t’insulter ! »
Kouza est affligé et presque indigné.
Le char avance lentement, en grinçant, parmi les vertes campagnes.
Jésus, assis en face de Kouza, répond :
« Plus que la guerre ouverte des ennemis, je dois craindre la guerre sournoise des faux amis, ou encore le zèle maladroit de mes vrais amis, mais qui ne m’ont pas encore compris ; et tu es de ceux-là. Ne te rappelles-tu pas ce que j’ai dit à Béther[1] ?
– Moi, je t’ai compris, Seigneur, murmure Kouza, mais pas très sûr de lui et sans répondre directement à la question.
– Oui, tu m’as compris. Sous le coup de la douleur et de la joie, ton cœur est devenu limpide, comme l’horizon après un orage et un arc-en-ciel. Et tu voyais juste. Puis… Retourne-toi, Kouza, pour regarder notre mer de Galilée. Elle paraissait si claire à l’aurore ! Pendant la nuit, la rosée avait purifié l’atmosphère, et la fraîcheur nocturne avait ralenti l’évaporation des eaux. Le ciel et le lac étaient deux miroirs de pur saphir qui se renvoyaient mutuellement leur beauté. Les collines, tout autour, étaient fraîches et pures comme si Dieu les avait créées pendant la nuit. Maintenant, regarde. La poussière des routes de la côte, parcourues par des gens et des animaux, l’ardeur du soleil qui fait fumer les bois et les jardins comme des chaudières sur un foyer et qui incendie le lac en en faisant évaporer l’eau, vois comme tout cela a terni l’horizon. Auparavant, les bords paraissaient tout proches, nets comme ils l’étaient dans la grande limpidité de l’air. Maintenant, regarde… Ils semblent trembler, masqués, brouillés, semblables à des objets vus à travers un voile d’eau impure. C’est ce qui t’est arrivé. La poussière, c’est l’humanité ; le soleil, c’est ton orgueil. Kouza, ne te trouble pas toi-même… »
L’homme baisse la tête, jouant machinalement avec les ornements de son vêtement et la boucle de sa riche ceinture qui soutient son épée.
Jésus se tait, en restant les yeux presque clos comme s’il avait sommeil. Kouza respecte son sommeil ou ce qu’il prend pour tel.