Les deux lépreux lèvent leur visage défiguré, et le regardent à travers leurs larmes, mêlées à de la pourriture. C’est horrible à voir ! Sont-ils jeunes ou vieux ? Qui est le serviteur ? Qui est Aser ? Impossible de le dire. La maladie les a rendus égaux, en en faisant deux formes hideuses et nauséabondes.
Comment doit leur apparaître Jésus, debout au milieu du sentier, avec le soleil qui l’enveloppe de ses rayons et fait resplendir ses cheveux blonds, je l’ignore. Je sais qu’ils le regardent, puis se couvrent le visage en gémissant :
« Yahvé ! La Lumière ! » Mais ils ajoutent : « Le Père t’a envoyé pour sauver. Il t’appelle “ sa dilection ”. Il se complaît en toi. Il ne refusera pas que tu nous accordes le pardon.
– Le pardon ou la santé ?
– Le pardon » crie l’un.
Et l’autre :
« …et puis la santé. Ma mère meurt de chagrin à cause de moi.
– Si, moi, je vous pardonne, il reste toujours la justice des hommes, pour toi, surtout. Que vaut alors mon pardon pour rendre ta mère heureuse ? tente Jésus pour faire dire les mots qu’il attend pour accomplir le miracle.
– C’est important. C’est une vraie juive. Elle veut pour moi le sein d’Abraham. Or ce lieu où l’on attend le Ciel n’est pas pour moi, car j’ai trop péché.
– Trop, tu l’as dit.
– Trop !… C’est vrai… Mais toi… Oh ! ce jour-là, il y avait ta Mère… Où est ta Mère, maintenant ? Elle avait pitié de la mère d’Abel. Je l’ai vu. Et si maintenant elle entendait, elle aurait pitié de la mienne. Jésus, Fils de Dieu, pitié au nom de ta Mère !
– Et que feriez-vous après ?
– Après ? »
Ils se regardent d’un air effrayé. “ Après ”, c’est la condamnation des hommes, c’est le mépris ou la fuite, l’exil. Devant la perspective de la guérison, ils tremblent comme s’ils perdaient le salut.
Comme l’homme tient à la vie ! Pris dans le dilemme de guérir et d’être condamnés par la loi humaine, ou de vivre lépreux, les deux hommes préfèrent presque vivre lépreux. Ils le disent, ils l’avouent par ces mots :
« C’est un horrible supplice ! »
C’est surtout l’un des deux homicides qui le dit, et je comprends qu’il s’agit d’Aser.
« C’est horrible. Mais au moins, ce n’est que justice. Vous, vous l’avez fait subir à cet innocent, toi, dans un but louche, et toi, pour une poignée d’argent.
– C’est vrai ! Ô mon Dieu ! Mais lui nous a pardonné. Pardonne-nous, toi aussi. Nous mourrons, mais notre âme sera sauvée.
– La femme de Joël fut lapidée comme adultère. Ses quatre enfants vivent dans la gêne avec sa mère, car les frères de Joël les ont chassés comme bâtards, pour s’emparer des biens de leur frère. Vous savez cela ?
– Abel nous l’a dit…
– Et qui remédie à leur malheur ? »
La voix de Jésus est un tonnerre, c’est vraiment la voix du Dieu Juge, et elle est effrayante. Seul, dans le soleil, debout et raide, c’est vraiment une figure d’épouvante. Les deux hommes le regardent avec crainte. Bien que le soleil doive exacerber leurs plaies, ils ne bougent pas, pas plus que Jésus, qui en est tout enveloppé. Les éléments perdent leur ardeur en ces heures des âmes…
Aser dit après un moment :
« Si Abel veut m’aimer tout à fait, qu’il aille trouver ma mère, qu’il lui dise que Dieu m’a pardonné et…
– Je ne t’ai pas encore pardonné.
– Mais tu vas le faire parce que tu vois mon cœur… Et il lui dira que tout ce qui m’appartient doit aller aux enfants de Joël : c’est ma volonté. Que je meure ou que je vive, je renonce à la richesse qui m’a rendu vicieux. »