Mais taisons-nous à présent. Le berger nous rejoint au pas de course. »
En effet, le berger arrive, suivi d’un pâtre et d’un chien. Il pousse en avant les brebis qui, sentant la proximité du bercail, se mettent à courir en sautillant, bêlent, se heurtent, passent de force entre les apôtres, et les bousculent presque. Il ne s’arrête qu’après avoir réussi avec l’aide de l’enfant et du chien à ralentir les brebis et à les rassembler pour les empêcher de s’éparpiller ou de descendre seules dans la vallée.
« Ce sont les bêtes les plus stupides qui existent sur la terre. Mais elles sont si utiles ! » dit-il en s’épongeant le front, et il soupire : «Ah ! si Ruben était encore là ! Mais avec ce gamin-ci seulement… »
Il secoue la tête, en descendant derrière ses brebis que le chien et l’enfant, en tête du troupeau, tiennent groupées. Et il monologue :
« Si j’arrivais à trouver ce prophète, samaritain comme je suis, je lui parlerais…
– Et que lui dirais-tu ? demande Jésus.
– Je lui dirais : “ J’avais une épouse bonne comme une eau de montagne pour un assoiffé, et le Très-Haut me l’a prise. J’avais une fille bonne comme sa mère, mais un Romain l’a vue, il l’a prise pour femme et emmenée au loin. J’avais un garçon, mon aîné, qui était tout pour moi… Il a glissé sur la montagne un jour de pluie, et s’est rompu la colonne vertébrale. Il est aujourd’hui immobile, il est tombé malade à l’intérieur, et les médecins disent qu’il va mourir. Moi, je ne te demande pas pourquoi l’Eternel m’a puni, mais je te supplie de guérir mon fils.
– Crois-tu qu’il pourrait te le guérir ?
– Oui, bien sûr, je le crois ! Mais je ne le verrai jamais…
– Pourquoi en es-tu tellement certain ? Lui, il n’est pas samaritain.
– C’est un juste, et c’est le Fils de Dieu, à ce qu’on dit.
– Vos pères ont offensé Dieu.
– C’est vrai. Mais il est écrit aussi que Dieu pardonnera la faute de l’homme en envoyant le Rédempteur. On lit cette promesse dans le Pentateuque, à côté de la condamnation d’Adam et Eve. Et le Livre la cite en plusieurs endroits. S’il pardonne cette faute-là, peut-il ne pas me traiter avec miséricorde, moi qui ne suis pas coupable d’être né samaritain ? Je crois que, si le Messie connaissait ma souffrance, il en aurait pitié. »
Jésus sourit, mais ne dit mot. Les apôtres aussi ont un sourire entendu, que pourtant le berger ne remarque pas.