« Où est-elle ? demande Jésus.
– Elle se sera cachée, en entendant des voix. Tu sais… avec ce qu’elle a sur elle…
– Appelle-la. »
Pierre crie à haute voix :
« Je suis le disciple du Rabbi de Capharnaüm et le Rabbi est ici. Sors. »
Personne ne donne signe de vie.
« Elle est méfiante, explique André. Un jour quelqu’un l’a appelée en disant : “ Viens, voilà de la nourriture ”, mais c’est à coups de pierres qu’il l’a reçue. C’est alors que nous l’avons vue pour la première fois, parce que, moi du moins, je ne me souvenais pas du temps où elle était la Belle de Chorazeïn.
– Et qu’avez-vous fait ?
– Nous lui avons jeté un pain, des poissons et un lambeau de toile, un morceau de voile déchirée que nous gardions pour nous essuyer, parce qu’elle était nue. Puis nous nous sommes enfuis pour ne pas nous contaminer.
– Comment êtes-vous revenus, alors ?
– Maître… Tu étais parti et nous ne pensions qu’à te faire connaître toujours plus. Nous avons pensé à tous les malades, à tous les aveugles, aux estropiés, aux muets… et aussi à elle. Nous avons dit : “ Essayons. ” Tu sais… beaucoup… oh, par notre faute certainement, nous ont traités de fous et n’ont pas voulu nous écouter. D’autres, au contraire, nous ont crus. C’est moi qui lui ai parlé, à elle directement. Je suis venu seul, avec la barque, au clair de lune. Je l’appelais, je lui disais : “ Sur la pierre, au pied de l’olivier, il y a du pain et des poissons. Viens sans crainte ”, et je m’en allais. Elle devait attendre de me voir disparaître, car je ne la voyais jamais. La sixième fois, je l’ai vue, debout sur la rive à l’endroit précis où tu es. Elle m’attendait. Quelle horreur ! Si je ne me suis pas enfui, c’est parce que j’ai pensé à toi.
Elle m’a demandé : “ Qui es-tu ? Pourquoi as-tu pitié ? ”
Je lui ai répondu :
“ Parce que je suis disciple de la Pitié. ”
“ Qui est-il ? ”
“ C’est Jésus de Galilée. ”
“ Et il vous enseigne à avoir pitié de nous ? ”
“ De tout le monde. ”
“ Mais sais-tu seulement qui je suis ? ”
“ Tu es la Belle de Chorazeïn, maintenant la lépreuse. ”
“ Et il est possible d’éprouver de la pitié pour moi ? ”
“ Lui, il dit que sa pitié s’adresse à tous, et nous, pour être comme lui, nous devons avoir de la pitié pour tous. ”
Ici, Maître, la lépreuse a blasphémé sans le vouloir. Elle a dit :
“ Alors, lui aussi doit avoir été un grand pécheur. ”
J’avais envie de lui rétorquer : “ Sois maudite à cause de ta langue ”, mais je lui ai dit : “ Non, c’est le Messie, le saint de Dieu. ” Je ne lui ai pas dit autre chose parce que j’ai pensé : “ Dans sa détresse, elle ne peut penser à la miséricorde divine. ”
Elle s’est alors mise à pleurer et elle a dit :
“ Oh ! S’il est le Saint, il ne peut pas, non il ne peut pas avoir pitié de la Belle. Pour la lépreuse, il le pourrait… mais pour la Belle, non. Et moi qui espérais… ”
J’ai demandé :
“ Qu’espérais-tu, femme ? ”
“ La guérison… retourner dans le monde… parmi les hommes… mourir mendiante, mais parmi les hommes… pas comme une bête sauvage, dans une tanière de fauves auxquels je fais horreur. ”
Je lui ai dit :
“ Me jures-tu que si tu reviens au monde tu seras honnête ? ”
“ Oui, Dieu m’a punie justement pour mes péchés. Je me repens profondément. Mon âme subit l’expiation, mais déteste le péché, éternellement. ”
Il m’a alors semblé pouvoir lui promettre le salut en ton nom. Elle m’a dit :
“ Reviens, reviens encore… Parle-moi de lui. Que mon âme le connaisse avant que mon œil ne le voie… ”
Et je venais lui parler de toi, comme je le peux…
– Et moi, je viens apporter le salut à la première convertie de mon André. »
(c’est André, en effet, qui a parlé tout le temps pendant que Pierre est parti remonter le torrent en sautant de pierre en pierre, et en hélant la lépreuse).