– Je t’aiderai, Marie, même quand je serai parti.
– Comment, mon Seigneur ?
– En accroissant ton amour dans une mesure incalculable. Pour toi, il n’y a pas d’autre voie que celle-là.
– Elle est encore trop douce pour ce que j’ai à expier ! C’est par leur amour que les hommes sont sauvés. C’est comme cela qu’ils méritent le Ciel. Mais ce qui suffit pour les purs, les justes, n’est pas suffisant pour la grande coupable que je suis.
– Il n’y a pas d’autre voie pour toi, Marie : quelle que soit celle que tu prendras, elle sera toujours amour. Amour si tu rends service en mon nom. Amour si tu évangélises. Amour si tu t’isoles. Amour si tu deviens martyre. Amour si tu te fais martyriser. Tu ne sais qu’aimer, Marie. C’est ta nature. Les flammes ne peuvent que brûler, soit qu’elles rampent sur le sol pour consumer des herbes, soit qu’elles s’élèvent en une merveilleuse étreinte autour d’un tronc, d’une maison, ou d’un autel pour s’élancer vers le ciel. A chacun sa nature. La sagesse des maîtres spirituels consiste à savoir faire fructifier les tendances de l’homme en le conduisant à la voie par laquelle il peut le mieux se développer. Cette loi existe même chez les plantes et les animaux, et il serait sot de vouloir prétendre qu’un arbre fruitier ne donne que des fleurs ou des fruits différents de ceux qui correspondent à sa nature, ou qu’un animal joue un rôle propre à une autre espèce. Pourrais-tu demander à cette abeille, dont le destin est de faire du miel, de devenir un oiseau qui chante dans le feuillage des haies ? Ou à ce rameau d’amandier que je tiens dans les mains, ainsi qu’à tout l’arbuste d’où il provient, de laisser suinter de son écorce des résines odoriférantes au lieu de produire des amandes? L’abeille travaille, l’oiseau chante, l’amandier donne son fruit, l’arbre résineux ses résines aromatiques, et tous remplissent leur office. Il en est ainsi des âmes. Ton rôle à toi, c’est d’aimer.
– Alors, brûle-moi, Seigneur. Je te le demande comme une grâce.
– La force d’amour que tu possèdes ne te suffit-elle pas ?
– C’est trop peu, Seigneur. Elle pouvait servir pour aimer des hommes, pas pour toi qui es le Seigneur infini.
– Mais, justement parce que je le suis, il conviendrait d’avoir un amour sans limites…
– Oui, mon Seigneur. C’est cela que je veux : que tu mettes en moi un amour sans limites.
– Marie, le Très-Haut, qui sait ce qu’est l’amour, a dit à l’homme : “ Tu m’aimeras de toutes tes forces. ” Il n’exige pas davantage, car il sait quel martyre c’est d’aimer de toutes ses forces…
– Peu importe, mon Seigneur. Donne-moi un amour infini pour t’aimer comme tu dois être aimé, pour t’aimer comme je n’ai aimé personne.
– Tu me demandes une souffrance semblable à un bûcher qui brûle et consume, Marie. Il brûle et se consume lentement… Réfléchis bien.
– Il y a longtemps que j’y pense, mon Seigneur, mais je n’osais te le demander. Maintenant, je sais vraiment à quel point tu m’aimes, et j’ose le faire. Donne-moi cet amour infini, Seigneur. »
Jésus la regarde. Elle se tient devant lui, encore amaigrie par les veilles et la souffrance, avec un vêtement modeste, une coiffure simple, comme une petite fille sans malice ; elle a un visage pâle où s’allume le désir, les yeux suppliants et pourtant déjà étincelants d’amour ; en un mot, elle est déjà plus séraphin que femme. C’est vraiment la contemplatrice qui demande le martyre de la contemplation absolue.
Après l’avoir bien regardée, comme pour mesurer sa volonté, Jésus lui dit un seul mot :
« Oui.
– Ah ! mon Seigneur ! Quelle grâce de mourir d’amour pour toi ! »
Elle tombe à genoux pour baiser les pieds de Jésus.
« Lève-toi, Marie, prends ces fleurs. Ce seront celles de tes noces spirituelles. Sois douce comme le fruit de l’amandier, pure comme sa fleur, lumineuse comme l’huile que l’on extrait de son fruit quand on l’allume, et parfumée comme cette huile saturée d’essences quand on la fait couler dans les banquets ou sur la tête des rois, parfumée par tes vertus. Alors, tu verseras vraiment sur ton Seigneur le baume qui lui sera infiniment agréable. »
Marie prend les fleurs mais, au lieu de se lever, elle anticipe les baumes de l’amour par ses baisers et ses larmes qu’elle répand sur les pieds de son Maître.