Ils entrent, et Judas discute avec le patron qui fait mener les brebis à une étable, puis conduit personnellement ses hôtes dans une petite pièce où se trouvent deux nattes qui servent de lits, des sièges et une table qu’on a préparés. Puis il se retire.
« Parlons tout de suite, Maître, pendant que les bergers sont occupés avec leurs troupeaux.
– Je t’écoute.
– Jean te dira que je suis sincère.
– Je n’en doute pas. Entre honnêtes gens, il n’est pas besoin de serments et de témoignages. Parle.
– Nous sommes arrivés à Jéricho à la sixième heure. Nous étions en sueur comme des bêtes de somme. Je n’ai pas voulu donner à Diomède l’impression d’une affaire urgente. Donc je suis d’abord venu ici, je me suis rafraîchi, j’ai mis un vêtement propre et j’ai voulu que Jean fasse de même. Ah, il ne voulait rien savoir de se faire parfumer et arranger les cheveux… Mais j’avais fait mon plan en cours de route !… A l’approche du soir, j’ai dit : “ Allons-y. ” Nous étions alors reposés et frais, comme deux richards en voyage d’agrément. Comme nous étions près d’arriver chez Diomède, j’ai dit à Jean : “ Toi, aide-moi. Ne me démens pas et sois vif pour comprendre. ” Mais il aurait mieux valu le laisser dehors ! Il ne m’a pas du tout aidé. Au contraire… Heureusement que je suis éveillé pour deux et j’ai fait face à tout.
Le gabelou sortait de chez lui. “ Bien ! ” me suis-je dit. “ Si lui, il sort, nous trouverons de l’argent et ce que je veux pour faire le marché. ” Car le gabelou, usurier et voleur comme tous ses semblables, a toujours des colliers arrachés par menaces et usure à quelque pauvre qu’il taxe plus qu’il n’est permis pour avoir beaucoup à dépenser en orgies et en femmes. En outre, il est très ami de Diomède qui achète et vend or et chair… après m’être fait connaître, nous sommes entrés. Je dis bien : entrés. Parce qu’une chose est d’aller à l’entrée où il fait semblant de travailler l’or honnêtement, et autre chose de descendre dans le souterrain où il traite les vraies affaires. Il faut être très connu de lui pour obtenir cette dernière invitation. Quand il m’a vu, il m’a dit : “ Tu veux encore vendre de l’or ? Le moment est peu favorable. J’ai peu d’argent. ” C’est son refrain habituel. Je lui ai répondu : “ Je ne viens pas pour vendre, mais pour acheter. As-tu des bijoux pour une femme ? Mais beaux, riches, de grande valeur, lourds, en or pur ? ” Diomède en est resté interdit et il m’a demandé : “ Tu veux une femme ? ” “ Ne t’occupe pas de cela, lui ai-je répondu. Ce n’est pas pour moi. C’est pour cet ami qui est marié et veut acheter des bijoux d’or pour celle qu’il aime. ”
A ce moment-là, Jean a commencé à faire l’enfant. Diomède, qui le regardait, l’a vu rougir comme la pourpre et a dit, en vieux dégoûtant qu’il est : “ Eh, le garçon, rien qu’à entendre nommer son épouse, en devient tout fiévreux. Elle est très belle, ta femme ? ” a-t-il demandé. J’ai donné un coup de pied à Jean pour le réveiller et lui faire comprendre de ne pas faire l’imbécile. Mais il a répondu un “ oui ” si étouffé, que Diomède a commencé à se méfier. Alors, c’est moi qui ai parlé : “ Qu’elle soit belle ou non, cela ne doit pas t’intéresser, vieux. Elle ne sera jamais du nombre des femmes pour lesquelles tu iras en enfer. C’est une jeune fille honnête, et bientôt une honnête épouse. Pas besoin de ton or. C’est moi qui m’occupe du futur mariage et je suis chargé d’aider le jeune homme… moi, qui suis judéen et citadin. ” “ Lui, c’est un Galiléen, n’est-ce pas ? ” Toujours ces cheveux qui vous trahissent ! “ Il est riche ? ” “ Très riche. ”
Nous sommes alors descendus et Diomède a ouvert ses caisses et ses coffres-forts. Mais, dis la vérité, Jean, n’avait-on pas l’impression d’être au ciel devant toutes ces pierreries et cet or ? Colliers, guirlandes, bracelets, boucles d’oreille, résilles d’or et de pierres précieuses, épingles à cheveux, fibules, anneaux… Ah ! Quelles splendeurs ! D’un air très hautain j’ai choisi un collier à peu près comme celui d’Aglaé, et puis des épingles à cheveux, des anneaux, des bracelets… tous semblables à ceux que j’avais dans la bourse et en nombre égal. Diomède était stupéfait et demandait : “ Encore ? Mais qui est-il donc ? Et qui est son épouse ? Une princesse ? ” Quand j’ai eu tout ce que je voulais, j’ai dit : “ Quel prix ? ”
Ah ! Quelle litanie de lamentations sur la dureté des temps, sur les impôts, sur les risques, sur les voleurs ! Ah ! Quelle autre litanie pour m’assurer de son honnêteté ! Enfin, voici la réponse : “ Réellement, puisque c’est toi, je vais te dire la vérité, sans exagération. Mais je ne puis en rabattre une seule drachme. Je demande douze talents d’argent. ” “ Voleur ! ” ai-je dit. J’ai ajouté : “ Partons, Jean. A Jérusalem, nous trouverons quelqu’un de moins voleur que lui. ” Et j’ai fait semblant de sortir. Mais il m’a couru par derrière. “ Mon grand ami, mon très cher ami, viens, comprends ton pauvre serviteur. A moins, je ne peux pas. Je ne peux vraiment pas. Regarde. Je fais réellement un effort et je me ruine. Je le fais parce que tu m’as toujours accordé ton amitié et que tu m’as fait faire des affaires. Onze talents, voilà tout. C’est ce que je donnerais si je devais acheter cet or à quelqu’un qui meurt de faim. Pas un sou de moins. Ce serait saigner à blanc mes vieilles veines. ” N’est-ce pas qu’il disait cela ? Cela faisait rire et donnait la nausée.
Quand je l’ai vu bien arrêté sur le prix, j’ai fait le coup. “ Vieux dégoûtant, apprends que je veux non pas acheter, mais vendre. Voici ce que je veux vendre. Regarde : c’est beau comme tes bijoux. De l’or de Rome et de forme nouvelle. Tu ne manqueras pas d’acheteurs. C’est à toi pour onze talents. C’est toi qui as fixé le prix. Tu en as fait l’estimation, alors paie ! ” Oh, alors !… “ C’est une fourberie ! Tu as trahi l’estime que j’avais pour toi ! Tu veux ma ruine ! Je ne puis te donner autant ! ” criait-il. “ C’est toi qui as fait l’estimation. Paie ! ” “ Je ne peux pas. ” “ Prends garde que je ne le porte à d’autres. ” “ Non, mon ami ! ” Déjà il allongeait les mains vers le tas de bijoux d’Aglaé. “ Alors, paie : je devrais exiger douze talents, mais je m’en tiens à ta dernière estimation. ” “ Je ne peux pas. ” “ Usurier ! Prends garde, j’ai là un témoin et je peux te dénoncer comme voleur… ” et je lui ai attribué d’autres vertus que je ne répète pas devant ce garçon…
A la fin, comme j’étais pressé de vendre et de faire vite, je lui ai promis un petit quelque chose, entre nous deux… Je ne tiendrai pas cette promesse. Quelle valeur a-t-elle, faite à un voleur ? J’ai conclu l’affaire pour dix talents et demi. Nous sommes partis au milieu des doléances et des offres d’amitiés et… de femmes. Pour un peu, Jean allait pleurer. Mais que t’importe qu’ils te prennent pour un vicieux ? Il suffit que tu ne le sois pas. Ne sais-tu pas que le monde, c’est ça et qu’il te regarde comme un avorton ? Un jeune homme qui ne connaît pas le goût de la femme ? Qui veux-tu qui te croie ? Ou s’ils te croient… ah, en ce qui me concerne, je ne voudrais pas qu’on pense de moi ce que peuvent penser de toi ceux qui s’imaginent que tu ne désires pas les femmes.
Voilà, Maître. Compte toi-même. J’avais un tas de monnaie, mais je suis passé chez le gabelou et je lui ai dit : “ Reprends-moi toute cette mitraille et donne-moi les talents que tu as reçus d’Isaac. ” Parce que j’avais eu cette dernière nouvelle en traitant mon affaire.