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Hennon — ce n’est qu’une poignée de maisons —, est située plus au nord. C’était l’endroit où vivait Jean-Baptiste, une simple grotte entourée d’une végétation luxuriante. A peu de distance, des sources clapotent pour former ensuite un ruisseau bien gonflé d’eaux qui coulent vers le Jourdain.
Jésus est assis hors de la grotte, là où il se trouvait quand il a salué son cousin[1]. Il est seul. L’aurore teint à peine de rouge l’orient, et les bois se réveillent avec le pépiement des oiseaux. Des bêlements parviennent des bercails d’Hennon. Un braiment déchire l’air paisible.
J’entends un trottinement de pas sur le sentier. Il passe un troupeau de chèvres conduites par un adolescent, qui s’arrête un instant, l’air indécis, pour regarder Jésus. Puis il s’en va. Mais il fait bientôt demi-tour, car une chevrette s’est arrêtée là pour observer l’homme qu’elle n’avait pas l’habitude de voir à cet endroit, et qui tend sa longue main pour lui offrir une tige de marjolaine et caresser sa tête intelligente. Le pâtre reste interdit. Il ne sait s’il doit éloigner la bête ou laisser Jésus la caresser en souriant, comme s’il était content qu’elle vienne sans crainte s’accroupir à ses pieds en posant la tête sur ses genoux. Les autres chèvres aussi reviennent en arrière pour brouter l’herbe parsemée de fleurs.
Le petit berger demande :
« Tu veux du lait ? Je n’ai pas encore trait deux chèvres rétives qui, si elles ne sont pas repues, donnent des coups de cornes quand on leur presse les mamelles. Elles sont comme leur maître qui, s’il n’est pas plein d’argent, nous donne des coups de bâton.
– C’est en tant que serviteur, que tu es berger ?
– Je suis orphelin, je suis seul et je suis serviteur. Mon patron m’est apparenté, car c’est le mari de la sœur de la mère de ma mère. Tant que Rachel vivait… mais elle est morte depuis plusieurs mois… Et je suis très malheureux… Prends-moi avec toi ! Je suis habitué à vivre de rien… Je serai ton serviteur… un peu de pain me suffit comme paiement. Ici aussi, je n’ai rien… S’il me payait, je m’en irais. Mais il dit : “ Ton argent ? Je le garde pour te vêtir et te nourrir. ” Vois comme il m’habille ! Quant à me nourrir… regarde-moi ! Et cela, ce sont les coups… Voilà mon pain d’hier… »
Il montre des bleus sur ses bras et ses épaules très maigres.
« Qu’avais-tu fait ?
– Rien. Tes compagnons, les disciples je veux dire, parlaient du Royaume des Cieux, et moi, je les écoutais… C’était le sabbat. Même si je ne travaillais pas, je n’étais pas oisif parce que c’était le sabbat… Il m’a frappé brutalement, tellement que… que je ne veux plus rester avec lui. Prends-moi. Ou je vais m’enfuir… je suis venu exprès ici, ce matin. J’avais peur de parler. Mais tu es bon, alors je parle.
– Et le troupeau ? Tu ne voudras certainement pas t’enfuir avec lui…
– …Je le ramènerai au bercail… D’ici peu, l’homme va aller couper du bois en forêt … Je vais ramener le troupeau et m’enfuir. Oh ! emmène-moi !