Jésus congédie les barques en disant :
« Je ne reviendrai pas. »
Puis, suivi des apôtres à travers la région qui, de la rive opposée déjà, paraissait fertile, il se dirige vers une montagne qui se dresse en direction du sud sud-ouest.
La traversée de cette région belle, mais sauvage, n’enthousiasme guère les apôtres : le chemin est couvert de joncs qui s’accrochent aux pieds ; de roseaux qui font pleuvoir sur la tête une pluie de rosée retenue par les couperets des feuilles ; de broussins qui frappent le visage de la masse dure de leurs fruits séchés ; de saules pleureurs effilochés dont les branches retombent de tous côtés en vous chatouillant ; de plaques d’herbes traîtresses qui semblent pousser sur un terrain solide et qui au contraire cachent des flaques d’eau où le pied s’enfonce, car ce ne sont que des enchevêtrements de queues-de-renard et de vesces qui ont poussé sur des flaques d’eau et sont si serrées qu’elles cachent l’élément qui leur a donné naissance. Les apôtres marchent en silence, ne se parlant que du regard.
J’indique ici la configuration du lieu[1].
Jésus, de son côté, paraît merveilleusement heureux au milieu de cette verdure aux mille couleurs, de toutes ces fleurs qui rampent, qui se tiennent droites, qui s’agrippent pour monter, qui tendent de jolis festons parsemés de légers liserons d’un rose mauve très léger, qui forment un délicat tapis bleu sous l’effet des milliers de corolles des myosotis des marais qui ouvrent la coupe parfaite de leur corolle blanche, rosée ou bleue au milieu des larges feuilles plates des nénuphars. Jésus admire les panaches des roseaux de marais, soyeux et emperlés de rosée, et il se penche avec ravissement pour observer la délicatesse des queues-de-renard qui couvrent l’eau d’un voile émeraude. Jésus tombe en extase devant les nids que les oiseaux construisent en de joyeuses allées et venues agrémentées de trilles, voletant, s’empressant allègrement, le bec rempli de brins de paille, de duvet pris aux roseaux, de flocons de laine arrachés aux haies qui les avaient elles-mêmes arrachés aux troupeaux en migration… Il semble le plus heureux sur terre. Où est le monde, avec ses méchancetés, sa fausseté, ses douleurs, ses embûches ? Le monde est au-delà de cette oasis de verdure fraîche et fleurie, où tout sent bon, resplendit, rit, chante. C’est ici la terre créée par le Père et que l’homme n’a pas profanée, et l’on peut y oublier l’homme.