– Moi, je dis pourtant qu’il y a ici quelqu’un qui fait oublier. Car les hommes, certes, oublient facilement. Mais ils n’oublient pas toujours. Je vois que parmi nous, les hommes, nous nous souvenons de ce que nous avons eu et donné. En ce qui te concerne, en revanche… Non. Ce sont toujours les mêmes qui travaillent à effacer tout souvenir de toi, conclut Pierre.
– Ne juge pas sans t’appuyer sur une certitude, dit Jésus.
– Maître, cette certitude, je l’ai !
– Tu l’as ? Qu’as-tu découvert ? » demande Judas, l’air très intéressé.
D’autres aussi lui posent la même question, mais l’intérêt de Judas est le plus vif, je dirais même inquiet.
Pierre, qui regardait Jésus, se tourne et observe l’Iscariote d’un air attentif, pénétrant, soupçonneux. Mais il se tait, en gardant les yeux sur lui pendant un long moment. Puis il dit :
« Oh ! rien… et tout, si cela ne t’ennuie pas de le savoir. Au point que, si j’étais homme à employer tous les moyens pour réussir, je courrais dénoncer beaucoup de choses à nos gouvernants, et je suis sûr que quelqu’un aurait des ennuis. Mais je préfère ne pas réussir plutôt que d’obtenir de l’aide de ce côté. Dans les affaires de Dieu, je n’admets que le secours de Dieu, et il me semblerait faire entrer la profanation dans la cause de Dieu, si j’utilisais leur… aide pour écraser les reptiles. Eux aussi sont des reptiles… et… je ne m’y fierais pas… Capables d’écraser en même temps ceux qui sont dénoncés et les dénonciateurs… Ainsi… j’agis par moi-même. Voilà !
– Mais tu ne t’aperçois pas que tu offenses le Maître ?
– Moi? Pourquoi ?
– Parce que lui les fréquente.
– Lui, c’est lui, et s’il les fréquente, ce n’est pas par intérêt, mais pour les amener à Dieu. Lui peut le faire… et il le fait. Mais il ne court pas après eux… Tu vois que… c’est à eux de venir à lui pour entendre le “ philosophe ”, comme ils disent. Mais maintenant, ils ne le désirent plus autant, me semble-t-il. Et personnellement, ça ne m’attriste pas.
– Tu paraissais content, toi aussi, à la Pâque !
– Il semblait. L’homme est souvent un sot. Mais il ne semble plus, et cela n’est plus. Et j’ai raison.
– Comme créature qui ne mélange pas l’intérêt humain aux réalités spirituelles, tu as raison, Simon » dit Jésus. « Mais, comme apôtre qui se réjouit que d’autres s’éloignent de la lumière, non. Tu n’as pas raison. Si tu réfléchissais au fait que toute âme gagnée à la lumière est une gloire pour ton Maître, tu ne parlerais pas ainsi. »
Judas Iscariote lorgne Pierre avec un sourire sarcastique. Pierre le voit… mais il se domine et ne dit rien.
Jésus le voit aussi et, s’adressant à Pierre, mais comme s’il parlait pour tous, il reprend :
« Sachez pourtant qu’un excès de scrupule religieux visant à une bonne fin est plus excusable qu’une indifférence totale, pour atteindre un but humain. Je vous l’ai dit plusieurs fois : c’est la volonté bonne ou mauvaise qui donne du poids à l’action. Et dans ce cas, c’est une volonté bonne, même si elle est imparfaite dans sa forme, qui s’oppose à ce que l’on mêle au surnaturel l’humain et ce que l’on considère comme impur auprès de Dieu. Son intransigeance n’est pas juste, parce que je suis venu pour tout le monde. Mais son jugement est très voisin de la perfection lorsqu’il estime que, dans les affaires de Dieu, on ne doit recourir qu’à son aide surnaturelle, sans mendier une aide humaine intéressée ou terre à terre. »
Et par cette sentence équitable, Jésus met fin à la discussion.