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Près de la porte d’Emmaüs se trouve une maison de paysans. Comme tout le monde travaille aux champs, elle est silencieuse. On voit déjà sur l’aire les tas de gerbes des jours précédents et les foins sont entassés dans des granges rustiques. Le soleil brûlant de midi dégage l’odeur chaude des bottes et des gerbes. On n’entend rien d’autre que le roucoulement des colombes et le piaillement des moineaux, toujours bruyants et querelleurs. Les uns et les autres volent sans arrêt du toit ou des arbres voisins aux tas de gerbes et de paille, et ils sont les premiers à goûter ces produits : ils becquettent les épis dressés, se battent à coups d’ailes, luttent pour prendre le plus de grains possible, pour s’emparer des brins de paille les plus soyeux, avides, batailleurs, sans scrupules.
Ce sont les uniques voleurs que l’on rencontre en Israël où, je l’ai remarqué, on a un très grand respect pour la propriété d’autrui. On laisse volontiers les maisons ouvertes et l’on ne garde pas les aires ou les vignobles ! A part les très rares voleurs de métier, les vrais brigands qui attaquent les gens dans les gorges des montagnes, il n’y a pas de petits larrons ou même simplement… de gourmands qui mettent la main sur les fruits des arbres ou sur le pigeonneau d’autrui. Chacun va son chemin, et même s’il traverse la propriété d’un autre, c’est comme s’il n’avait pas d’yeux ni de mains. Il est vrai que l’on pratique si largement l’hospitalité, qu’il n’est pas nécessaire de voler pour pouvoir manger. C’est seulement à l’égard de Jésus — en raison d’une haine si grande qu’elle fait négliger l’habitude séculaire de l’hospitalité due au pèlerin — que des maisons refusent d’offrir un toit et de la nourriture. Mais envers les autres, on fait généralement preuve de pitié, en particulier dans les classes les plus humbles.
C’est donc sans peur que les apôtres, après avoir frappé à la porte de la maison fermée et n’avoir trouvé personne, se sont mis à l’abri d’un hangar sous lequel se trouvent des outils agricoles et des jarres vides. Comme s’ils étaient les maîtres des lieux, ils ont pris comme sièges des bottes de foin, des seilles pour puiser de l’eau au puits, des cruches pour boire et pour tremper les bouchées de pain rassis et d’agneau froid qu’ils mangent presque en silence tant ils sont engourdis et abasourdis par le soleil. Et, aussi librement qu’ils ont utilisé les bottes de foin et les vases, ils s’allongent ensuite sur la paille odorante et c’est tout de suite un chœur de ronflements aux tons et aux rythmes variés.
Jésus lui-même est fatigué, ou plus exactement attristé. Il regarde un moment les douze dormeurs. Il prie, il pense. Il réfléchit en suivant machinalement des yeux les combats des moineaux et des colombes, et le vol en flèche des hirondelles sur l’aire ensoleillée. Les cris stridents de ces rapides maîtresses de l’air semblent apporter des réponses précises aux questions douloureuses que se pose Jésus. Puis lui aussi s’allonge sur la paille, et bientôt ses yeux tristes et doux de saphir se voilent sous ses paupières. Son visage s’immobilise dans le repos et, peut-être parce qu’il s’abîme dans le sommeil avec la tristesse au cœur, son visage rappelle beaucoup l’expression d’épuisement et de douleur qu’il aura dans la mort…