Jude demande :
« Ne pourrais-tu pas le faire pour tous dès maintenant ? Je veux dire : pour ceux qui doutent, pour les coupables, pour les renégats. Peut-être un miracle…
– Non, mon frère. Le miracle fait beaucoup de bien, le miracle de cette espèce spécialement, quand il est accompli au temps et au lieu voulus à des personnes qui ne sont pas coupables par malice. Accordé à des personnes qui le sont, il accroît leur culpabilité car il augmente leur orgueil. Ils prennent le don de Dieu pour une faiblesse de Dieu qui les supplie, eux les orgueilleux, de lui permettre de les aimer. Ils prennent ce don de Dieu pour le fruit de leurs grands mérites. Ils se disent : “ Dieu s’humilie devant moi, parce que je suis saint. ” C’est alors leur ruine complète. La ruine d’un Marc, fils de Josias, par exemple, et d’autres avec lui… Malheur, malheur à qui prend cette voie satanique. Le don de Dieu se change en lui en poison de Satan. C’est l’épreuve la plus grande et la plus assurée du degré d’élévation et de volonté sainte chez une créature, que d’être gratifiée de dons extraordinaires. Très souvent, cette personne en est enivrée humainement, et de spirituelle elle devient tout humanité, puis elle descend et devient démoniaque.
– Dans ce cas, pourquoi Dieu les accorde-t-il ? Il vaudrait mieux ne pas le faire !
– Simon, fils de Jonas, pour t’apprendre à marcher, ta mère t’a-t-elle toujours tenu dans les langes et dans ses bras ?
– Non. Elle me mettait par terre et me laissait les jambes libres.
– Mais tu es tombé ?
– Oh ! un nombre infini de fois ! D’autant plus que j’étais très… Enfin, tout petit, j’avais la prétention d’agir par moi-même et de tout bien faire.
– Et maintenant, tu ne tombes plus ?
– Il ne manquerait plus que ça ! Maintenant, je sais qu’il est dangereux de grimper sur le dossier d’un siège, que prétendre se servir des gouttières pour descendre du toit par le plus court chemin, c’est une erreur, que vouloir voler depuis le figuier jusqu’à l’intérieur de la maison, comme si on était un oiseau, c’est de la folie. Mais quand j’étais petit, je l’ignorais. Et si je ne me suis pas tué, c’est vraiment un mystère. Cependant, j’ai appris tout doucement à bien me servir de mes jambes et aussi de ma tête.
– Alors Dieu a bien fait de te donner des jambes et une tête, et ta mère de te laisser apprendre à tes dépens ?
– Bien sûr !
– C’est ce que Dieu fait avec les âmes. Il leur accorde des dons et, tel une mère, il avertit et enseigne. Mais ensuite chacun doit déterminer par lui-même comment il s’en servira.
– Et s’il est idiot ?
– Dieu n’accorde pas de dons aux idiots. Eux, il les aime parce qu’ils sont malheureux, mais il ne leur donne pas ce dont ils ne comprendraient pas l’usage.
– Mais s’il leur en accordait et qu’ils s’en servaient mal ?
– Dieu les traiterait d’après ce qu’ils sont : des incapables et donc des irresponsables. Il ne les jugerait pas.
– Et si quelqu’un, qui était intelligent quand il les a reçus, devient ensuite imbécile ou fou ?
– Si c’est par maladie, il n’est pas coupable de ne pas employer le don qu’il a eu.
– Mais… un de nous, par exemple ? Marc, fils de Josias… ou… ou un autre, voilà ? !
– Ah ! dans ce cas, mieux vaudrait pour lui n’être pas né ! Mais c’est ainsi que se fait la séparation des bons et des mauvais… Opération pénible, mais juste.