Jésus tourne le dos à cette haie et commence à parler. Tous se taisent et se groupent autour de lui.
« Que la paix soit avec vous. Ecoutez.
Il est dit : “ Aime ton prochain comme toi-même. ” Mais, sous ce nom, de qui s’agit-il ? Du genre humain pris dans son ensemble. Ensuite, plus particulièrement, de tous les hommes de la même nation ; plus particulièrement encore, de tous ses concitoyens ; puis, en resserrant toujours plus le cercle, de toute sa parenté ; enfin, dernier cercle de cette couronne d’amour resserrée comme les pétales d’une rose autour du cœur de la fleur, l’amour pour ses frères de sang : ce sont les premiers des prochains. Le centre du cœur de la fleur d’amour, c’est Dieu : l’amour pour lui est le premier qu’il faut avoir. Autour de son centre, voici l’amour pour les parents, le second qu’il faut avoir parce que les parents sont réellement les petits ‘Dieu’, de la terre, puisqu’ils nous créent et coopèrent avec Dieu pour nous créer, sans compter qu’ils s’occupent de nous avec un amour inlassable. Autour de cet ovaire qui flamboie de pistils et exhale les parfums les plus choisis des amours, se serrent les cercles des différents amours. Le premier est celui des frères nés du même sein et du même sang duquel nous naissons.
Mais comment faut-il aimer son frère ? Seulement parce que sa chair et son sang sont les mêmes que les nôtres ? Les oisillons rassemblés dans un nid savent en faire autant. Eux, en fait, n’ont que cela de commun : ils sont nés d’une même couvée et ont en commun sur la langue la saveur de la salive maternelle et paternelle. Nous, les hommes, nous sommes plus que des oiseaux, nous avons plus que la chair et le sang. Nous avons le Père, en plus d’un père et d’une mère. Nous avons une âme et nous avons Dieu qui est le Père de tous. Voilà pourquoi il faut savoir aimer son frère comme frère, à cause du père et de la mère qui nous ont engendrés, et comme frère à cause de Dieu qui est le Père universel.
Il faut donc l’aimer d’un amour spirituel en plus de l’amour charnel. L’aimer non seulement à cause de la chair et du sang, mais à cause de l’esprit que nous avons en commun. Aimer, comme il se doit, l’esprit plus que la chair de notre frère, car l’esprit est supérieur à la chair. Parce que Dieu le Père est plus grand que l’homme père. Parce que la valeur de l’esprit est supérieure à la valeur de la chair. Parce que notre frère serait beaucoup plus malheureux de perdre Dieu le Père que l’homme père. La privation du père homme est déchirante, mais ne rend qu’à moitié orphelin. Elle ne blesse que ce qui est terrestre, notre besoin d’aide et de caresses. Mais l’esprit, s’il sait croire, n’est pas blessé par la mort du père. Au contraire, pour le suivre là où le juste se trouve, l’esprit du fils s’élève, comme attiré par la force de l’amour. Et en vérité, je vous dis que cela est amour, amour de Dieu et du père, monté par son esprit au lieu où réside la sagesse. Il s’élève vers ces lieux où Dieu est plus proche, et agit avec une plus grande droiture parce qu’il ne manque ni de cette aide véritable que sont les prières du père qui maintenant sait aimer complètement, ni du frein que lui donnent la certitude que maintenant son père voit, mieux que pendant sa vie, les œuvres de son fils, et le désir de pouvoir le retrouver en menant une vie sainte.
C’est pour cela qu’il faut se préoccuper davantage de l’âme que du corps de son frère. Ce serait un bien pauvre amour, celui qui s’adresse seulement à ce qui périt en négligeant ce qui ne périt pas et qui, si on le néglige, peut perdre la joie éternelle. Trop nombreux sont ceux qui se fatiguent pour des choses inutiles, qui s’épuisent pour ce qui n’a qu’un intérêt relatif, en perdant de vue ce qui est vraiment nécessaire. Les vraies sœurs, les bons frères ne doivent pas seulement se préoccuper de garder en ordre les vêtements, de préparer les repas ou d’aider leurs frères par leur travail. Mais ils doivent se pencher sur leur âme, en écouter la voix, en percevoir les défauts, et avec une affectueuse patience, peiner pour leur donner une âme qui respire la santé et la sainteté, s’ils reconnaissent en cette voix et en ces défauts un danger pour leur vie éternelle. Et ils doivent, s’ils ont péché contre eux, s’appliquer à pardonner et à obtenir pour eux le pardon de Dieu par leur retour à l’amour sans lequel Dieu ne pardonne pas.